Avant de disparaître pour toujours, la télégraphie aérienne devait jeter un dernier éclair. Elle devait briller un moment encore, comme une lampe près de s'éteindre, et qui, avant de disparaître pour jamais, jette une subite et passagère lueur. Elle devait s'illustrer devant Sébastopol.
Au moment où la guerre d'Orient fut décidée, le ministre de la guerre demanda à l'administration des télégraphes l'installation d'un système de signaux rapides, applicables aux opérations militaires. A cette époque, la télégraphie aérienne et la télégraphie électrique se trouvaient en lutte, sans qu'aucune solution officielle eût encore tranché la difficulté. Le directeur des télégraphes, M. de Vougy, qui venait de remplacer M. Alphonse Foy, prit un excellent parti : il envoya à la fois, un matériel électrique et un matériel aérien. Le personnel de ces deux services était placé sous les ordres d'un inspecteur, M. Carrette.
Le matériel et les employés arrivèrent le 10 juillet 1854, à Varna ( Bulgarie ), et l'on s'occupa immédiatement d'établir une ligne aérienne, composée de sept postes, de Varna à Baltschick, port d'embarquement des troupes pour la Crimée, et d'où nos escadres partirent dans les premiers jours de septembre 1854. Cette ligne fonctionna trois mois, du 15 août au 15 novembre.
La prise de Sébastopol présenta des difficultés auxquelles on ne s'était pas attendu, et l'on ne tarda pas à se convaincre qu'il fallait, pour enlever cette ville, couverte de défenses formidables, un siège lent et compliqué. Dès lors, pendant qu'on construisait, de Varna à Bucharest, une ligne de télégraphie électrique, pour établir, par la Turquie, la communication de nos armées avec l'Europe, le matériel de télégraphie aérienne s'embarquait pour la Crimée, destiné à devenir un auxiliaire constant des opérations du siège.
L'inspecteur chargé de cet important servire, M. Aubry, arriva à Kamiesch le 29 décembre 1854. Il fit installer immédiatement de nombreuses stations de télégraphie aérienne, d'après un plan concerté d'avance, et qui consistait à relier au quartier général les principaux points stratégiques, les corps d'armée, les divisions détachées et les ports d'approvisionnement.
Pour se plier aux exigences de la stratégie, il fallut créer une véritable télégraphie ambulante, ce qui n'avait jamais existé, non-seulement en France, sous la république ni sous l'empire, mais même dans nos guerres d'Afrique, où les lignes, qui étaient quelquefois provisoires, ne furent jamais volantes. On vit, en Crimée, des lignes de télégraphie aérienne supprimées et rétablies dans la même semaine, selon les mouvements des divisions militaires qu'elles accompagnaient. Cela n'empêchait pas d'ailleurs les lignes permanentes de fonctionner.
On fit usage en Crimée, dit M. Gerspach dans son Histoire de la télégraphie aérienne, où nous trouvons toutes ces indications, du système télégraphique qui avait servi en Afrique ; seulement M. Carrette construisit en tôle, au lieu de bois, les ailes du télégraphe, ce qui, pour un même degré de résistance, les rendait plus légères1. Un poste pouvait être installé en vingt minutes et replié en un clin d'œil. Il suffisait de deux mulets pour emporter tout le matériel d'une station.
La vitesse de transmission était considérable, en raison de la faible distance des stations et de leur petit nombre. Un quart d'heure suffisait pour faire parvenir une dépêche du quartier général aux différents camps occupés par les corps d'armée. Il fallait vingt minutes pour aller de ce quartier général à Kamiesch et à la Tschernaïa ; une demi-heure pour atteindre l'Egry-Adgadj. Les cavaliers d'ordonnance que l'on aurait employés pour porter ces mêmes dépêches, auraient mis quatre heures pour parvenir à ce dernier point, une demi-heure ou une heure pour arriver au premier, tout en étant exposés à l'artillerie de la place. Ainsi, le service télégraphique laissait disponible la cavalerie, qui fut toujours peu nombreuse en Crimée.
Le vocabulaire était celui d'Afrique, un peu modifié par M. Aubry, pour ces circonstances nouvelles. Comme le petit nombre d'employés ne permettait pas de placer des traducteurs dans toutes les stations, on fut quelquefois obligé de donner aux signaux la simple signification des lettres de l'alphabet.
Les communications du grand quartier général avec les principaux corps d'armée, furent établies dès les premiers jours de 1855, par MM. Aubry et Carrette. Le grand quartier général correspondait ainsi avec la maison Forey ( premier corps d'armée ), avec la redoute ( deuxième corps d'armée ) ; avec la maison d'observation ( espèce d'observatoire du général en chef ) ; avec Kamiesch, Balaclava et Inkermann.
Après la bataille d'Inkermann, toutes ces relations furent changées, pour suivre les mouvements du grand quartier général. Quelques heures suffisaient pour installer des postes nouveaux, et supprimer les anciens.
Le 8 septembre, le télégraphe était placé sur la redoute Victoria, et le lendemain sur la tour Malakoff.
Sans rapporter ici tous les déplacements des postes télégraphiques qui suivaient les évolutions du siège, nous dirons que pendant dix-huit mois ( de janvier 1855 à juillet 1856 ), la maison Forey, la maison d'observation, le poste de la redoute, Kamiesch, la Tschernaïa et la vallée de Baïdar, correspondirent, sans interruption, par le télégraphe, avec le grand quartier général, et qu'il en fut de même pour les autres positions que nos troupes occupèrent. 4 500 dépêches expédiées pendant cette campagne, disent assez les services de tout genre que la télégraphie aérienne rendit aux opérations de l'armée et de la flotte, comme aux services de l'intendance militaire2.
Les employés du télégraphe firent preuve d'un dévouement, d'une abnégation et d'un courage constants. Fonctionnaires et agents campaient sous la tente, comme nos soldats ; quelquefois ils furent forcés de coucher sur le terrain détrempé par des pluies incessantes. Malgré les rigueurs de l'hiver, les stations permanentes ne furent munies de barraques, pour mettre à couvert les stationnaires, qu'au mois de novembre 1855. Chaque poste ne renfermait qu'un employé, qui était obligé d'avoir l'œil à la lunette, pendant toute la durée du jour, c'est-à-dire pendant seize à dix-huit heures, en été. Les employés de la télégraphie partagèrent donc les privations, les souffrances et souvent les dangers auxquels étaient exposés nos soldats.
Pendant quatre mois, la station de la tour Malakoff resta à la portée des canons des forts du nord de Sébastopol. Il fallut même déplacer ce poste, trop exposé à servir de point de mire à l'artillerie de la place. Pendant la bataille de Tracktir, et le jour de l'assaut de Sébastopol, les employés du télégraphe restèrent enfermés dans leur barraque, continuant d'échanger des signaux, au milieu d'une grêle de balles.
Ici finit histoire de la télégraphie aérienne. Le rôle glorieux qu'elle joua dans la guerre de Crimée fut le dernier épisode de son existence. A partir de ce moment, en effet, c'est-à-dire en 1856, la télégraphie aérienne s'efface et disparaît à jamais devant sa rivale, la télégraphie électrique. Digne et glorieuse fin ! Inaugurée pendant les guerres de la République, par l'annonce de la prise de Condé sur les Autrichiens, l'invention de Chappe termine sa carrière sous les murs de Sébastopol. Elle meurt, pour ainsi dire, enveloppée dans les plis de ce même drapeau tricolore, qui avait si glorieusement flotté sur son berceau !